Bonjour à tous !
Débordé de travail, je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps à consacrer à ce forum actuellement.
Voici tout de même la suite de mes chroniques sur les voix de garçon dans la musique sacrée. Les cinq ou six
suivantes concernent spécifiquement Johann Sebastian Bach.
Unsre Stärke heißt zu schwach. — La voix de soprano dans la musique
Les dénigreurs des voix d’enfants dans les musiques anciennes mettent volontiers
en avant qu’à notre époque les garçons ne disposent plus du temps nécessaire à
l’acquisition de la maturité technique et artistique requise pour interpréter
correctement les œuvres religieuses de ces époques : « Si j’avais le sentiment
qu’on puisse trouver des garçons qui puissent chanter, en qualité, à cinquante
pour cent des capacités des meilleurs chanteurs baroques actuels, j’y songerais
certainement, déclare par exemple Paul McCreesh dans l’entretien reproduit dans
le livret accompagnant son enregistrement de la Passion selon saint
Matthieu. Mais comme la voix mue beaucoup plus tôt aujourd’hui [1], il n’y a
sans doute pas un seul garçon au monde qui puisse rendre les émotions de cette
musique, même s’il est à la hauteur de ses exigences techniques. Je ne veux pas
utiliser des voix de garçons simplement parce qu’ils savent bien chanter, qu’ils
ont une jolie voix et qu’ils sont mignons. » Si Paul McCreesh compte parmi les
meilleurs chanteurs baroques actuels Angus Davidson et Robin Blaze, auxquels il
a déjà fait appel dans Bach, je pourrais citer de mon côté une douzaine d’altos
garçons dont les capacités expressives sont à mon avis supérieures (parfois même
très nettement) à celles de ces deux falsettistes [2] ; du côté des dames, je
dirais qu’il ne m’a pas paru évident, entre la soprane Deborah York et le
soprano Christian Fliegner dans Aus Liebe will mein Heiland sterben, que
le second ait été beaucoup moins émouvant que la première.
L’opinion relayée par Paul McCreesh traduit à mon sens une approche biaisée des
œuvres religieuses de Bach, où l’on fait mine d’oublier que ces pièces ont été
conçues comme une introduction à un sermon ou bien comme le prolongement de ce
dernier, et qu’elles proposent en fait, selon l’expression consacrée, une «
prédication en musique ». Malgré les nombreux enregistrements de reconstitutions
d’office par M. McCreesh, je pense n’avoir jamais entendu au disque de version
aussi profane que son interprétation de la Saint Matthieu.
On a bien sûr le droit de ne pas prêter attention à cette dimension liturgique
de la musique luthérienne pour en définitive placer cette dernière sur le même
plan que des œuvres destinées au concert. Dès lors que l’on écoute de la même
manière une cantate de Scarlatti et une cantate d’église de Bach, il est logique
de les aborder avec le même niveau d’exigence technique (à laquelle bien
souvent, consciemment ou non et quoi qu’on en dise, on subordonne
l’expressivité). Or, quand bien même les plus talentueux des sopranos garçons
actuels seraient au moins aussi doués qu’une chanteuse baroque convenable, il
est évident qu’ils ne sauraient se hisser au niveau des meilleures. Dans la
perspective d’une écoute déchristianisée du répertoire religieux ancien, le
remplacement des garçons par des chanteuses et des falsettistes paraît
parfaitement logique. Ce faisant, on néglige toutefois une part essentielle de
cette musique : ce qu’elle a à nous dire. Peu importe en l’occurrence que l’on
soit chrétien ou non : il ne s’agit pas d’adhérer au christianisme, mais au
moins de comprendre cette musique — afin de mieux la rendre, afin de
mieux l’entendre.
Le rapport avec les voix de garçons ? Il ne s’agit pas de s’extasier bêtement
devant les petits chanteurs parce qu’« ils ont une jolie voix et qu’ils sont
mignons », mais bien de faire appel aux voix adéquates. Adéquates, parce que
c’est en fonction d’elles que pendant des siècles fut composée une grande part
de la musique d’église. Parce que ce sont elles, particulièrement chez Bach, qui
illustrent le mieux le texte au service duquel ces œuvres furent mises. Vraiment ?
Lorsque l’on se penche sur les interventions solistes de soprano dans les
cantates de Leipzig, plusieurs particularités retiennent l’attention. Pour
commencer, la difficulté est souvent nettement moindre que dans les airs de
ténor et de basse, difficulté que contribue à réduire encore pour le chanteur le
recours plus fréquent au procédé d’imitation [3], quand ce n’est pas carrément à
l’accompagnement instrumental colla parte [4]. Renforcée par l’écriture
de Bach, la candeur de la foi qui s’exprime dans les airs et récitatifs de
soprano semble en outre généralement plus grande que dans les interventions des
autres solistes. Dans la musique luthérienne, en particulier chez Johann
Sebastian Bach, les voix de garçons semblent ainsi avoir été le vecteur
privilégié de l’expression de la foi. Les remplacer par des chanteuses adultes,
c’est ici gommer tout un pan de ces œuvres, leur arrière-plan théologique.
C’est de fait à Jésus lui-même que remonte cette association de l’enfance à la
foi et à l’humilité : « […] Je vous le dis en vérité, si vous ne vous
convertissez et si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez pas
dans le royaume des cieux. C’est pourquoi quiconque se rendra humble comme ce
petit enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux. Et quiconque reçoit
en mon nom un petit enfant comme celui-ci me reçoit moi-même. Mais, si quelqu’un
scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui
qu’on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu’on le jetât au fond de la
mer. » (Matth. 18, 3‑6) Tout luthérien connaît ce texte, qui fait partie des
lectures du jour de la Saint-Michel (Matth. 18, 1‑12), avec en outre cet
avertissement du verset 10 : « Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits ;
car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de
mon Père qui est dans les cieux. » Si les enfants ont besoin de protection,
c’est évidemment du fait de leur vulnérabilité : ils sont en quelque sorte
l’incarnation de la faiblesse humaine. Celle-ci fait bien sûr partie des thèmes
récurrents des cantates de Bach, où, sans surprise, il est fréquent de la voir
associée au soprano.
Parmi les parties solistes des cantates d’église conservées, j’ai ainsi relevé
des mots schwach et Schwachheit (faible et faiblesse)
treize occurrences chez le soprano (dont dix se rapportent au je ou au
nous du locuteur) et douze chez l’alto (dix concernant le locuteur),
contre seulement sept pour le ténor (dont quatre s’appliquent au locuteur),
et sept également pour la basse (quatre se rapportant au locuteur). Ces chiffres,
je crois, parlent d’eux-mêmes.
On peut imaginer que Bach n’a jamais fait preuve de laxisme envers ses jeunes
chanteurs, cherchant toujours à obtenir d’eux le maximum — il n’en va pas
autrement aujourd’hui dans les meilleurs chœurs de garçons. Même en visant
l’excellence musicale, on sait la perfection asymptotique ; il est bien sûr
inévitable, aujourd’hui comme autrefois, qu’un garçon, si brillant soit-il, ne
puisse s’en approcher autant qu’un bon chanteur bénéficiant d’années
d’expérience supplémentaires. Néanmoins, c’est précisément en partie par ses
limitations techniques qu’un soprano garçon symbolisera la faiblesse humaine de
façon bien plus naturelle et éloquente que ne pourrait le faire une adulte. En
l’occurrence, c’est bien comme si Bach, à travers les textes des livrets, avait
composé avec les limites vocales de ses jeunes solistes dans une démarche toute
pragmatique — leurs éventuelles défaillances ou modestes compétences venant
illustrer et appuyer le sens du texte mis en musique, et donc servir l’œuvre,
dans sa fonction liturgique, au lieu de lui porter atteinte.
Ainsi, dans la cantate BWV 25, le soprano chante « Öffne meinen schlechten
Liedern, / Jesu, dein Genadenohr ! » (« Prête à mes piètres chants, / Jésus,
l’oreille de ta grâce ! ») ou encore, dans la BWV 36, « Auch mit gedämpften,
schwachen Stimmen / Wird Gottes Majestät verehrt » (« Même des voix fragiles
et ténues peuvent / Rendre hommage à la majesté de Dieu »). Dans sa version
initiale, cet air appartenait certes à une cantate profane, BWV 36c, donnée au
printemps 1725 ; mais déjà le texte de l’air de soprano disait : « Auch mit
gedämpften, schwachen Stimmen / Verkündigt man der Lehrer Preis » (« Même
par des voix fragiles et ténues, l’on proclame la louange des professeurs ») —
dans la mesure où le destinataire de la cantate fut un enseignant de Leipzig (de
l’école Saint-Thomas ou de l’université), il est très vraisemblable que cet air
fut chanté par un Thomaner plutôt que par une femme. Six ans plus tard, le
soprano soliste de la cantate d’église fut probablement Christoph Nichelmann
(1717‑1762), alors âgé de quatorze ans — si en 1730 il fut aussi, comme on le
suppose parfois, le soliste de la cantate virtuose BWV 51, il n’était assurément
pas condamné à chanter d’une « voix fragil[e] et ténu[e] », contrairement
peut-être au garçon qui aurait interprété l’air de la BWV 36c. Et pourtant, même
dans la cantate 51, le texte met dans la bouche du soprano les paroles suivantes :
« Muss gleich der schwache Mund von seinen Wundern lallen, / So kann ein
schlechtes Lob ihm dennoch wohlgefallen » (« Même si notre faible bouche ne
peut que balbutier en relatant ses miracles / Un mauvais chant de louange peut
cependant lui plaire »). On peut y voir un écho aux petites erreurs ou
imprécisions éventuelles du chanteur dans le premier air virtuose, ou tout
simplement une énième expression du symbole de la fragilité attaché à la voix de
garçon.
La prochaine fois, je poursuivrai cette réflexion sur la voix de soprano dans
l’œuvre religieuse de Johann Sebastian Bach à partir de cette lecture de
l’Évangile ainsi que des propos de Luther sur la tristesse et la joie. En
attendant, voici un nouveau duo pour soprano et alto, tiré cette fois de la
cantate Jesu, der du meine Seele : « Wir eilen mit schwachen, doch
emsigen Schritten », interprété en 1978 par le soprano du Tölzer Knabenchor
Wilhelm Wiedl, le falsettiste Paul Esswood et Herbert Tachezi à l’orgue
portatif, sous la direction de Nikolaus Harnoncourt.
https://www.youtube.com/watch?v=4YAduQW_Qok
Traduction française, avec le texte original :
http://www.bach-cantatas.com/Texts/BWV78-Fre6.htm.
1. J’entends montrer dans une prochaine chronique que cet argument est en fait
très fragile, notamment parce qu’en réalité nous ne connaissons pas
vraiment l’âge de la mue à l’époque de Johann Sebastian Bach, divers indices
laissant toutefois penser qu’il était loin d’être aussi tardif qu’on a bien
voulu le dire.
2. Peter Schreier au Dresdner Kreuzchor, un alto anonyme du Thomanerchor
Leipzig, au moins quatre altos anonymes des Wiener Sängerknaben, les
extraordinaires Panajotis Iconomou, Christian Günther et Peter Leininger du
Tölzer Knabenchor, Andreas Burkhart et Julius Steinbach, du même chœur, Hadrien
Lefebvre des Petits Chanteurs de Sainte-Croix de Neuilly…
3. Procédé d’écriture consistant à répéter un motif, un thème d’une partie à
l’autre.
4. Certains instruments servent de support aux chanteurs en jouant leur partie
en même temps qu’eux, comme le traverso dans l’air pour alto « Schlafe, mein
Liebster » de l’Oratorio de Noël ou encore les hautbois d’amour doublant
le soprano et l’alto dans le duo BWV 36‑2. Cela dit, c’est encore dans les
chœurs que ce procédé est le plus fréquent pour la voix de soprano.
© Thomas Savary, 2016. Reproduction autorisée avec mention de la source.
Débordé de travail, je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps à consacrer à ce forum actuellement.
Voici tout de même la suite de mes chroniques sur les voix de garçon dans la musique sacrée. Les cinq ou six
suivantes concernent spécifiquement Johann Sebastian Bach.
Ein neues Lied, chronique no 2.
Unsre Stärke heißt zu schwach. — La voix de soprano dans la musique
d’église de Bach (1)
Les dénigreurs des voix d’enfants dans les musiques anciennes mettent volontiers
en avant qu’à notre époque les garçons ne disposent plus du temps nécessaire à
l’acquisition de la maturité technique et artistique requise pour interpréter
correctement les œuvres religieuses de ces époques : « Si j’avais le sentiment
qu’on puisse trouver des garçons qui puissent chanter, en qualité, à cinquante
pour cent des capacités des meilleurs chanteurs baroques actuels, j’y songerais
certainement, déclare par exemple Paul McCreesh dans l’entretien reproduit dans
le livret accompagnant son enregistrement de la Passion selon saint
Matthieu. Mais comme la voix mue beaucoup plus tôt aujourd’hui [1], il n’y a
sans doute pas un seul garçon au monde qui puisse rendre les émotions de cette
musique, même s’il est à la hauteur de ses exigences techniques. Je ne veux pas
utiliser des voix de garçons simplement parce qu’ils savent bien chanter, qu’ils
ont une jolie voix et qu’ils sont mignons. » Si Paul McCreesh compte parmi les
meilleurs chanteurs baroques actuels Angus Davidson et Robin Blaze, auxquels il
a déjà fait appel dans Bach, je pourrais citer de mon côté une douzaine d’altos
garçons dont les capacités expressives sont à mon avis supérieures (parfois même
très nettement) à celles de ces deux falsettistes [2] ; du côté des dames, je
dirais qu’il ne m’a pas paru évident, entre la soprane Deborah York et le
soprano Christian Fliegner dans Aus Liebe will mein Heiland sterben, que
le second ait été beaucoup moins émouvant que la première.
L’opinion relayée par Paul McCreesh traduit à mon sens une approche biaisée des
œuvres religieuses de Bach, où l’on fait mine d’oublier que ces pièces ont été
conçues comme une introduction à un sermon ou bien comme le prolongement de ce
dernier, et qu’elles proposent en fait, selon l’expression consacrée, une «
prédication en musique ». Malgré les nombreux enregistrements de reconstitutions
d’office par M. McCreesh, je pense n’avoir jamais entendu au disque de version
aussi profane que son interprétation de la Saint Matthieu.
On a bien sûr le droit de ne pas prêter attention à cette dimension liturgique
de la musique luthérienne pour en définitive placer cette dernière sur le même
plan que des œuvres destinées au concert. Dès lors que l’on écoute de la même
manière une cantate de Scarlatti et une cantate d’église de Bach, il est logique
de les aborder avec le même niveau d’exigence technique (à laquelle bien
souvent, consciemment ou non et quoi qu’on en dise, on subordonne
l’expressivité). Or, quand bien même les plus talentueux des sopranos garçons
actuels seraient au moins aussi doués qu’une chanteuse baroque convenable, il
est évident qu’ils ne sauraient se hisser au niveau des meilleures. Dans la
perspective d’une écoute déchristianisée du répertoire religieux ancien, le
remplacement des garçons par des chanteuses et des falsettistes paraît
parfaitement logique. Ce faisant, on néglige toutefois une part essentielle de
cette musique : ce qu’elle a à nous dire. Peu importe en l’occurrence que l’on
soit chrétien ou non : il ne s’agit pas d’adhérer au christianisme, mais au
moins de comprendre cette musique — afin de mieux la rendre, afin de
mieux l’entendre.
Le rapport avec les voix de garçons ? Il ne s’agit pas de s’extasier bêtement
devant les petits chanteurs parce qu’« ils ont une jolie voix et qu’ils sont
mignons », mais bien de faire appel aux voix adéquates. Adéquates, parce que
c’est en fonction d’elles que pendant des siècles fut composée une grande part
de la musique d’église. Parce que ce sont elles, particulièrement chez Bach, qui
illustrent le mieux le texte au service duquel ces œuvres furent mises. Vraiment ?
Lorsque l’on se penche sur les interventions solistes de soprano dans les
cantates de Leipzig, plusieurs particularités retiennent l’attention. Pour
commencer, la difficulté est souvent nettement moindre que dans les airs de
ténor et de basse, difficulté que contribue à réduire encore pour le chanteur le
recours plus fréquent au procédé d’imitation [3], quand ce n’est pas carrément à
l’accompagnement instrumental colla parte [4]. Renforcée par l’écriture
de Bach, la candeur de la foi qui s’exprime dans les airs et récitatifs de
soprano semble en outre généralement plus grande que dans les interventions des
autres solistes. Dans la musique luthérienne, en particulier chez Johann
Sebastian Bach, les voix de garçons semblent ainsi avoir été le vecteur
privilégié de l’expression de la foi. Les remplacer par des chanteuses adultes,
c’est ici gommer tout un pan de ces œuvres, leur arrière-plan théologique.
C’est de fait à Jésus lui-même que remonte cette association de l’enfance à la
foi et à l’humilité : « […] Je vous le dis en vérité, si vous ne vous
convertissez et si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez pas
dans le royaume des cieux. C’est pourquoi quiconque se rendra humble comme ce
petit enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux. Et quiconque reçoit
en mon nom un petit enfant comme celui-ci me reçoit moi-même. Mais, si quelqu’un
scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui
qu’on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu’on le jetât au fond de la
mer. » (Matth. 18, 3‑6) Tout luthérien connaît ce texte, qui fait partie des
lectures du jour de la Saint-Michel (Matth. 18, 1‑12), avec en outre cet
avertissement du verset 10 : « Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits ;
car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de
mon Père qui est dans les cieux. » Si les enfants ont besoin de protection,
c’est évidemment du fait de leur vulnérabilité : ils sont en quelque sorte
l’incarnation de la faiblesse humaine. Celle-ci fait bien sûr partie des thèmes
récurrents des cantates de Bach, où, sans surprise, il est fréquent de la voir
associée au soprano.
Parmi les parties solistes des cantates d’église conservées, j’ai ainsi relevé
des mots schwach et Schwachheit (faible et faiblesse)
treize occurrences chez le soprano (dont dix se rapportent au je ou au
nous du locuteur) et douze chez l’alto (dix concernant le locuteur),
contre seulement sept pour le ténor (dont quatre s’appliquent au locuteur),
et sept également pour la basse (quatre se rapportant au locuteur). Ces chiffres,
je crois, parlent d’eux-mêmes.
On peut imaginer que Bach n’a jamais fait preuve de laxisme envers ses jeunes
chanteurs, cherchant toujours à obtenir d’eux le maximum — il n’en va pas
autrement aujourd’hui dans les meilleurs chœurs de garçons. Même en visant
l’excellence musicale, on sait la perfection asymptotique ; il est bien sûr
inévitable, aujourd’hui comme autrefois, qu’un garçon, si brillant soit-il, ne
puisse s’en approcher autant qu’un bon chanteur bénéficiant d’années
d’expérience supplémentaires. Néanmoins, c’est précisément en partie par ses
limitations techniques qu’un soprano garçon symbolisera la faiblesse humaine de
façon bien plus naturelle et éloquente que ne pourrait le faire une adulte. En
l’occurrence, c’est bien comme si Bach, à travers les textes des livrets, avait
composé avec les limites vocales de ses jeunes solistes dans une démarche toute
pragmatique — leurs éventuelles défaillances ou modestes compétences venant
illustrer et appuyer le sens du texte mis en musique, et donc servir l’œuvre,
dans sa fonction liturgique, au lieu de lui porter atteinte.
Ainsi, dans la cantate BWV 25, le soprano chante « Öffne meinen schlechten
Liedern, / Jesu, dein Genadenohr ! » (« Prête à mes piètres chants, / Jésus,
l’oreille de ta grâce ! ») ou encore, dans la BWV 36, « Auch mit gedämpften,
schwachen Stimmen / Wird Gottes Majestät verehrt » (« Même des voix fragiles
et ténues peuvent / Rendre hommage à la majesté de Dieu »). Dans sa version
initiale, cet air appartenait certes à une cantate profane, BWV 36c, donnée au
printemps 1725 ; mais déjà le texte de l’air de soprano disait : « Auch mit
gedämpften, schwachen Stimmen / Verkündigt man der Lehrer Preis » (« Même
par des voix fragiles et ténues, l’on proclame la louange des professeurs ») —
dans la mesure où le destinataire de la cantate fut un enseignant de Leipzig (de
l’école Saint-Thomas ou de l’université), il est très vraisemblable que cet air
fut chanté par un Thomaner plutôt que par une femme. Six ans plus tard, le
soprano soliste de la cantate d’église fut probablement Christoph Nichelmann
(1717‑1762), alors âgé de quatorze ans — si en 1730 il fut aussi, comme on le
suppose parfois, le soliste de la cantate virtuose BWV 51, il n’était assurément
pas condamné à chanter d’une « voix fragil[e] et ténu[e] », contrairement
peut-être au garçon qui aurait interprété l’air de la BWV 36c. Et pourtant, même
dans la cantate 51, le texte met dans la bouche du soprano les paroles suivantes :
« Muss gleich der schwache Mund von seinen Wundern lallen, / So kann ein
schlechtes Lob ihm dennoch wohlgefallen » (« Même si notre faible bouche ne
peut que balbutier en relatant ses miracles / Un mauvais chant de louange peut
cependant lui plaire »). On peut y voir un écho aux petites erreurs ou
imprécisions éventuelles du chanteur dans le premier air virtuose, ou tout
simplement une énième expression du symbole de la fragilité attaché à la voix de
garçon.
La prochaine fois, je poursuivrai cette réflexion sur la voix de soprano dans
l’œuvre religieuse de Johann Sebastian Bach à partir de cette lecture de
l’Évangile ainsi que des propos de Luther sur la tristesse et la joie. En
attendant, voici un nouveau duo pour soprano et alto, tiré cette fois de la
cantate Jesu, der du meine Seele : « Wir eilen mit schwachen, doch
emsigen Schritten », interprété en 1978 par le soprano du Tölzer Knabenchor
Wilhelm Wiedl, le falsettiste Paul Esswood et Herbert Tachezi à l’orgue
portatif, sous la direction de Nikolaus Harnoncourt.
https://www.youtube.com/watch?v=4YAduQW_Qok
Traduction française, avec le texte original :
http://www.bach-cantatas.com/Texts/BWV78-Fre6.htm.
Notes
1. J’entends montrer dans une prochaine chronique que cet argument est en fait
très fragile, notamment parce qu’en réalité nous ne connaissons pas
vraiment l’âge de la mue à l’époque de Johann Sebastian Bach, divers indices
laissant toutefois penser qu’il était loin d’être aussi tardif qu’on a bien
voulu le dire.
2. Peter Schreier au Dresdner Kreuzchor, un alto anonyme du Thomanerchor
Leipzig, au moins quatre altos anonymes des Wiener Sängerknaben, les
extraordinaires Panajotis Iconomou, Christian Günther et Peter Leininger du
Tölzer Knabenchor, Andreas Burkhart et Julius Steinbach, du même chœur, Hadrien
Lefebvre des Petits Chanteurs de Sainte-Croix de Neuilly…
3. Procédé d’écriture consistant à répéter un motif, un thème d’une partie à
l’autre.
4. Certains instruments servent de support aux chanteurs en jouant leur partie
en même temps qu’eux, comme le traverso dans l’air pour alto « Schlafe, mein
Liebster » de l’Oratorio de Noël ou encore les hautbois d’amour doublant
le soprano et l’alto dans le duo BWV 36‑2. Cela dit, c’est encore dans les
chœurs que ce procédé est le plus fréquent pour la voix de soprano.
© Thomas Savary, 2016. Reproduction autorisée avec mention de la source.